Chapitre 13 - 1° partie

Quelques jours plus tard, Kathleen s’était accoutumée de sa vie à Valendrie. Après son départ de Rosalia, elle avait eu l’habitude de ne jamais rester longtemps au même endroit, elle avait donc appris à s’adapter rapidement à un nouvel environnement. Après le duel de tir contre Paul Enders, la jeune femme avait remis son dossier, signé, au bureau de recrutement de l’armée. Et le jour-même, elle avait commencé ses tests d’aptitudes physiques avec quelques autres nouvelles recrues. L’exercice qui lui donnait le plus de mal était la course à pied sur le bord de plage. Déjà que ce n’était pas facile de marcher dans le sable, courir l’était encore moins. Ces derniers temps, elle avait été trop occupée pour entretenir sa forme physique, les patients avaient afflué dans sa clinique du matin au soir. Elle avait toutefois eu l’occasion de s’entraîner au tir lorsque des brigands projetaient de prendre la clinique d’assaut. Ces idiots s’étaient imaginés qu’elle engrangeait beaucoup d’argent, ils avaient été bien mal informés. Elle avait à peine gagné de quoi couvrir ses frais modestes.

Ce qui plaisait le plus à Kathleen depuis qu’elle était à Valendrie, c’était paradoxalement la foule. Se trouver dans une grande ville lui changeait des petits hameaux et villages de campagnes appauvris. La Cité-Etat était bien différente de Rosalia, comme l’avait souligné Jasper lorsqu’ils étaient arrivés par le train. L’architecture générale de la ville avait une dynamique arrondie, toute en courbes. Ces constructions métalliques étaient recouvertes de peintures de nuances de bleu, de vert et de jaune, tous d’un reflet nacré qui étincelait à la lumière du soleil. A côté de cela, on pouvait dire de Rosalia qu’elle avait un charme rustique. Le soir, à la fin de la journée, Kathleen avait pris l’habitude de se promener dans les rues. A Valendrie, elle avait comme l’impression que la guerre était un mauvais souvenir, la ville n’en portait évidemment pas le moindre stigmate. Pourtant, en ouvrant bien les oreilles, il était impossible de l’oublier, la guerre était sur toutes les lèvres. Si jamais elle atteignait Valendrie, quel endroit serait encore sûr sur le continent ? Cette ville, par sa géographie et sa résistance dans la guerre, serait pour l’Empire le dernier bastion à conquérir.

Ce soir-là, Delilah avait tenu à accompagner Kathleen, sa période de corvée sans permission de quitter l’école s’était achevée. Plus tard, la jeune fille avait expliqué à sa nouvelle camarade que la punition était méritée. Son comportement imprudent avait compromis la sécurité de l’équipe dans une zone à risque élevé. Elle avait voulu faire sauter une base impériale dès qu’une occasion s’est présentée. Or, ce n’étaient pas les ordres qu’ils avaient reçu et ils auraient pu le payer bien plus cher. Et même si au final, la destruction de cette base avait été une bonne chose. Delilah était en train d’admirer une robe dans une vitrine lorsqu’une mouette passa au-dessus d’elles en poussant un cri. Kathleen leva les yeux vers le ciel et admira l’envol de l’animal. Les mouettes étaient rares à Rosalia alors qu’à Valendrie, ce n’était pas ce qui manquait. La robe que fixait Delilah était assez courte et de couleur jaune canari. Pas vraiment le style de Kathleen.

« Cette robe te plaît ? lui demanda-t-elle, amusée par le regard obnubilé de la jeune fille.

-Elle est trop belle. Je ne crois pas qu’elle m’irait.

-Pourquoi dis-tu cela ? Je pense pourtant que le jaune t’irait bien, cela correspond à ta personnalité.

-Je n’ai pas beaucoup de formes, rectifia Delilah. J’ai l’air d’un sac dans une robe. »

Effectivement, Delilah avait la silhouette menue et peu de poitrine. Tenter de mettre en avant ses attributs féminins de cette façon serait pire que de ne rien tenter du tout. De plus, elle était encore jeune, Kathleen ne doutait pas qu’elle gagnerait en charme au cours de ces prochaines années. Si Delilah souhaitait porter une robe alors que ce n’était pas dans ses habitudes, il devait bien y avoir une raison. C’était ce que se disait la jeune femme à côté d’elle. Kathleen souriait avec nostalgie en se remémorant la personne qu’elle avait été à l’âge de Delilah. Une ado ordinaire qui venait d’avoir sa maîtrise de mathématiques, ce qui était un peu moins ordinaire, et qui rêvait aussi d’amour, d’eau fraîche et d’aventures romantiques. Elle se souvenait encore de son petit-ami de l’époque, un certain Victor. Tout allait bien entre eux mais elle avait pris la décision de le quitter en s’engageant dans l’armée. Elle n’avait pas voulu lui infliger l’éventualité d’un deuil.

« Il y a un point que je n’ai pas dit, déclara soudainement Delilah en sortant sa camarade de sa rêverie. Jasper… n’aurait pas dû être puni.

-Ah bon ?

-Au début, il a tenté de me dissuader de faire sauter cette base mais tu commences à me connaître, tu dois savoir que je change difficilement d’avis. Finalement, il m’a aidé pour aller plus vite et qu’on puisse déguerpir vite-fait. Mais quand nous avons raconté à Percy ce qu’il s’était passé, Jasper a dit qu’il avait seulement suivi le mouvement et qu’il était aussi fautif.

-Oh quel prince, commenta Kathleen. Il est solidaire. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’aurait pas dû être puni. Il t’a quand même aidée au lieu de t’assommer pour interrompre tes plans.

-Pourquoi en a-t-il aussi enduré la responsabilité d’après toi… ? »

Kathleen pencha la tête sur le côté. La voix de Delilah n’était plus devenue qu’un souffle, ses joues s’étaient empourprées et elle ne regardait plus que le sol à ses pieds. En bref, une véritable adolescente malgré son statut de soldat ancré depuis des années. Kathleen resta bouche bée, ne sachant que répondre. Ce genre de sujet ne la rendait plus très à l’aise alors que cela avait été son type de conversation favori durant son adolescence.

Chapitre 13 - 2° partie

Au même moment, celui qui était au cœur de leur conversation était installé à une table à l’extérieur, dans les jardins qui entouraient l’école. Quelques livres étaient ouverts autour de lui, d’autres formaient une pile à côté, il étudiait. Le niveau scolaire de sa nouvelle camarade l’avait beaucoup impressionné, cela lui avait donné une motivation nouvelle dans ses propres études. Son père aurait voulu qu’il soit diplomate, comme lui, mais il admettait volontiers que Jasper veuille suivre une autre voie. Toutefois, il ne resta pas seul bien longtemps à la luminosité du couchant. Percy venait de s’installer sur le banc d’en face et entreprenait de rouler une cigarette. Il ne fumait pas souvent cela dit, pas assez pour en devenir dépendant. D’un œil distrait, il observait le contenu des livres sur la table. Jasper écrivait vite, son stylo décollait à peine du papier.

« Tu travailles sur quoi ? lui demanda-t-il avant de lécher le papier pour le coller. On dirait une langue étrangère.

-Parce-que c’en est une, justifia Jasper en posant son stylo pour dégourdir son poignet. Pour ma thèse, je mets en évidence les points communs entre les différentes cultures du continent afin de prouver qu’elles viennent à l’origine d’une seule et même culture.

-A quoi cela peut-il servir ?

-Si je parviens à prouver ce que j’avance, ce sera une grande découverte pour l’histoire de chaque pays, même du continent tout entier.

-Et tu as des preuves ?

-Pas vraiment, admit-il. Seulement des bribes, des coïncidences… et ma conviction.

-Tu te passionnes plus pour l’histoire que pour ta carrière de soldat, j’ai l’impression. Es-tu certain d’avoir fait le bon choix en venant à Valendrie ? Ta famille ne doit pas beaucoup apprécier ta décision...

-Mon père l’accepte, il est contre la guerre mais il sait que parfois, on n’a pas le choix. Pour ma mère, c’est un peu plus délicat. Elle a sa fierté et avoir son fils dans les rangs de l’ennemi, cela fait un peu tache. Du coup, elle me renie. Ce n’est pas grave, elle changera d’avis lorsque la guerre sera terminée. »

Mais Jasper savait que c’était beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Cette guerre avait commencé avant même sa naissance. Percy avait certainement connu la paix lorsqu’il était très jeune mais il n’en parlait jamais. En réalité, même s’il était très extraverti, il parlait rarement de lui. Cela dit, c’était toujours plus qu’Alexius. Ce dernier était un grand mystère à lui tout seul, même son dossier militaire était succinct. Son nom et ses états de services depuis qu’il était entrée dans l’armée valendrienne. Rien d’autre. Rien n’était dit sur son passé, pas davantage sur ses évaluations physiques et psychologiques, ni sur d’où il venait. Même son âge n’était pas indiqué. Il pouvait aussi bien être un terroriste. Non, peut-être pas. Alexius n’avait pas l’air d’un fanatique. En réalité, il était le seul à avoir un dossier aussi incomplet. Enfin, tant que cela convenait à ses supérieurs et au président… Jasper était quant à lui bien moins secret mais c’étaient les gens qui n’étaient pas très curieux à son sujet. Il était plutôt du genre à passer inaperçu au milieu des autres membres de son équipe. Il n’était pas dynamique comme Delilah, baratineur comme Percy, et encore moins charismatique comme Alexius. L’arrivée de Kathleen le ferait se sentir moins écrasé par leur présence, elle semblait un peu plus normale qu’eux. Toutefois, il y avait quelque chose de particulier chez cette jeune femme. Jasper ne parvenait pas à déterminer quoi. Elle attirait naturellement les gens, peut-être par son métier d’infirmière venue en aide aux plus démunis. La compassion ? Le naturel ? Jasper trouvait pour sa part qu’il avait tendance à trop réfléchir, penser aux conséquences. Et s’il avait pris la mauvaise décision ? Et si en fait, il se dirigeait droit vers un mur ? La seule information qu’il taisait à son sujet était l’endroit d’où il venait. Il prétendait venir d’un territoire essentiellement marchand, annexé depuis très longtemps par l’Empire. Mais en réalité, il venait de l’Empire lui-même, de sa capitale. Pour limiter les risques de devenir le bouc émissaire de l’école, seuls Percy et le président Phœnix connaissaient la vérité. Alexius aussi le savait, Percy avait craché le morceau mais celui-ci s’en fichait pas mal. Jasper ne savait pas s’il devait être soulagé d’une telle ouverture d’esprit ou se lamenter de son indifférence à son égard.

« Delilah et Kathleen en mettent du temps, remarqua Percy en allumant sa cigarette. Elles savent qu’elles doivent rentrer avant la tombée de la nuit. Je suppose qu’elles veulent célébrer la fin des corvées de Delilah. Elles ne t’ont pas invité ?

-Non, soirée entre filles. Puis je ne suis pas du genre à faire la fête.

-Tu es encore si jeune ! Détend-toi ~ !

-Tu devrais dire ça à Alexius, ça fait des jours qu’il a l’air sur les nerfs. Je n’ai même pas tenté de l’approcher. Son regard me glace le sang. Peut-être qu’avec toi…

-J’ai essayé, l’interrompit-il. Il ne m’a pas adressé un mot quand je suis allé toquer à sa porte. Il s’est contenté de me lancer un regard mauvais puis a refermé la porte.

-Il est toujours plus ou moins comme ça. Cela dit, on peut compter sur lui à n’importe quel moment, même s’il ne le dira jamais. Je me demande quel genre de vie il menait avant de nous rejoindre. Pour être aussi amer, il a dû en baver… »

Percy regardait Jasper, plongé dans sa réflexion. Selon lui, ce jeune homme en avait dans le crâne. C’était un observateur, comme Kathleen. Cela leur donnait plus de facilité à comprendre les gens mais le revers en était qu’ils avaient trop tendance à compatir avec les peines d’autrui. C’était d’ailleurs ce qui faisait de Kathleen une excellente infirmière mais un piètre soldat. La guerre ne l’avait pas réussie, l’exil auquel il avait contribué l’avait probablement sauvée d’elle-même. Cependant, elle ne voyait toujours pas les choses sous cet angle.

Chapitre 14 - entier

A l’aube, les oiseaux chantaient déjà le soleil dans les jardins de l’académie militaire. Devant un parterre de fleurs, un homme à la tête recouverte d’un chapeau plantait quelques pétunias. Sur un chemin de petits graviers blancs, une jeune femme effectuait un footing matinal, les joues rougies par l’effort. En voyant l’homme accroupi, elle s’approcha pour voir ce qu’il faisait.

« Ah ? Vous êtes matinale, mademoiselle Spencer, remarqua le président Phœnix en la saluant.

-Je peux en dire autant de vous.

-Vous avez repris un bon rythme à ce qu’on m’a dit.

-Plus ou moins. J’ai encore des progrès à faire, cela faisait un moment que je n’avais plus consacré de temps à la moindre activité physique. J’avais d’autres priorités avec la clinique. »

Theodore Phœnix acquiesça d’un hochement de tête en plaçant un nouveau pétunia dans le parterre de fleurs. Kathleen profita de cette rencontre pour faire une pause et reprendre son souffle. Quelques jours d’entraînement physique ne suffisaient pas à rattraper l’endurance qu’elle avait perdue mais elle s’était déjà beaucoup améliorée depuis le début, et elle profitait de la fraîcheur du petit matin pour accorder du temps supplémentaire à l’exercice. Elle n’avait toujours pas trouvé sa propre motivation à travailler pour le drapeau de Valendrie mais c’était tout de même mieux que de ne rien faire. Kathleen prit place sur une grosse pierre à l’extrémité du parterre et observa les gestes du président Phœnix d’un air curieux.

« Vous vivez ici, vous aussi ? lui demanda-t-elle finalement.

-En effet. Je trouve que c’est plus pratique d’être sur place que de vivre au cœur de la ville.

-Hmm, je comprends votre point de vue…

-Dîtes, mademoiselle Spencer, cela ne vous dit rien de passer le concours d’officier ? Vous pourriez être instructrice à l’académie et transmettre ainsi votre savoir à de nombreuses personnes ici.

-Je ne suis pas un bon soldat, déclara-t-elle après un moment de réflexion. On ne peut pas vraiment dire que je sois faite pour cette vie-là. J’étais encore bien naïve lorsque j’étais à Rosalia, la guerre ne m’a pas épargné. Pour chaque soldat impérial que je tuais, je savais que je le faisais parce-qu’il était mon ennemi mais… je ne pouvais m’empêcher de penser que je venais peut-être de tuer un bon père de famille. »

La culpabilité avait rongé Kathleen pendant longtemps. Elle n’avait pas souvent été affectée à un poste offensif mais chacun de ses tirs était une nouvelle vie qu’elle prenait alors qu’elle était infirmière et avait fait le serment d’en sauver le plus possible. C’était d’ailleurs cette culpabilité qui l’avait poussée à ouvrir sa clinique clandestine et à y exercer illégalement la médecine. Elle pouvait être condamnée par un tribunal pour avoir outrepassé les limites des compétences qui lui avaient été enseignées à Belidos. Mais tous ces pauvres gens avaient tant eu besoin d’elle, elle n’avait pas pu leur refuser l’accès à des soins qu’elle pouvait leur prodiguer. De plus, former Julian avait été amusant, divertissant. A l’origine, il avait à peine su faire un pansement, il avait été destiné à devenir agriculteur comme ses parents, ses grands-parents et les générations précédentes. Elle l’avait rencontré lorsque son grand-père s’était gravement entaillé la jambe avec un instrument de coupe. Il avait pansé la plaie comme il avait pu en attendant, puis l’avait assistée en respectant ses instructions. La rapidité et la précision de ses gestes l’avaient encouragée à lui proposer de le former. Il avait immédiatement accepté, stimulé par l’envie d’aider les autres.

« Eprouver de la compassion pour l’ennemi n’est pas une mauvaise chose, déclara le président en se levant. C’est justement ce qui vous rend humaine, mademoiselle Spencer. La guerre ne devrait pas exister, je suis un fervent défenseur de la paix mais lorsqu’il n’y a plus de solution, on ne peut que prendre les armes pour se protéger. Valendrie a été fondée ici, au pied de ces montagnes, dans cet unique but.

-Pour cette guerre ? conclut-elle. Créer une nation sur de telles bases…

-Je sais que cela peut paraître absurde à vos yeux. Vous êtes rosalienne, la culture de votre pays occupe une grande place dans ce qui fait ce que vous êtes tandis que Valendrie n’a aucune culture qui lui soit propre, seulement celle de la guerre.

-Que deviendra cet endroit une fois la guerre terminée puisqu’il n’aura plus aucune raison d’être ?

-Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que je démissionnerai enfin de mon poste. »

Kathleen se leva et contempla d’un œil inquiet les montagnes qui se dressaient au-dessus de Valendrie, au nord de la ville. Theodore Phœnix les avait évoquées comme s’il y avait une symbolique derrière. Elle n’y connaissait pas grand-chose en histoire, ni même en géographie. C’était à peine si elle pouvait situer Valendrie sur une carte. Tout ce qu’elle savait, c’était que la ville se trouvait à l’extrême ouest du continent, au bord de l’océan. Le jour de son arrivée, les plus hauts sommet de ces montagnes escarpées n’avaient pas été visibles, dissimulés derrière d’épais nuages. Ce matin, ils lui semblaient à des altitudes très élevées.

« Comment s’appellent ces montagnes ? demanda-t-elle en gardant les yeux vers les sommets impressionnants.

-Le Cercle de Feu, répondit une voix différente de celle à laquelle elle s’attendait et qui n’était autre que celle d’Alexius qui arrivait derrière elle. C’est une chaîne de montagnes qui forme un cercle, d’où son nom.

-Y a-t-il des gens qui vivent de l’autre côté ?

-Non. Ce ne sont que des ruines.

-Des ruines ? »

Elle tourna la tête vers lui, elle ne l’avait même pas entendu arriver, il était bien matinal. Lui aussi gardait les yeux rivés vers les hauts sommets. S’il parlait de ruines, c’était parce-qu’il avait dû y avoir quelque chose avant. D’ailleurs, c’était la première fois depuis plusieurs jours qu’elle le voyait quitter sa chambre. Même les autres membres de l’équipe ne l’avaient pas vu pendant ce laps de temps, excepté Percy qui s’était fait rembarrer. Bien fait pour lui. Kathleen préférait éviter de l’interroger à ce sujet, il n’y répondrait certainement pas de toute façon.

Theodore Phœnix retira ses gants de jardinage ainsi que son chapeau et rangea le tout dans un panier d’osier qu’il avait pris avec lui. Ensuite, il s’approcha des deux jeunes gens qui ne disaient plus rien. Il avait les tempes grisonnantes mais il n’avait pas vraiment l’air âgé. Kathleen supposa qu’il avait pris la tête du pays en ayant à peu près l’âge qu’elle avait.

« Tu tombes bien, Alexius. J’ai une faveur à te demander.

-Je vous écoute, Président.

-L’équipe Omega a récupéré un objet qui devrait peut-être attirer ton attention. J’aimerais que tu y jettes un œil afin de déterminer si nous nous trompons à propos de sa fonction ou pas.

-Laissez-moi deviner : encore des trucs top-secret, c’est ça ? supposa Kathleen. Vous cultivez vraiment l’art du secret à Valendrie.

-Sais-tu faire fonctionner de vieilles machines ? lui demanda Alexius pour la provoquer un peu.

-Y a-t-il besoin de mathématiques ?

-Absolument pas.

-Peu de chances que je sache dans ce cas. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Pourquoi n’appelez-vous pas les choses par leur nom ? Et pourquoi parlez-vous en énigmes ? C’est culturel ?

-Est-ce culturel à Rosalia de se mêler des affaires des autres ?

-Oui ! affirma-t-elle d’un ton tranchant.

-L’information est un bien précieux, déclara le président Phœnix. L’ennemi a des yeux et des oreilles partout. Nous devons toujours faire attention à ce que nous disons. Ici plus qu’ailleurs. »

Se méfier de tout le monde parce-que n’importe qui pouvait être un espion. Kathleen se lamentait de plus en plus de l’époque dans laquelle ils vivaient. Et on en revenait toujours au même coupable : l’Empire. L’Empire et son égo aussi démesuré que son territoire. A Valendrie, elle avait l’impression d’apprendre beaucoup de choses, que tout ce qu’elle avait appris jusque-là n’était pas aussi exact qu’elle le pensait. Si cette sensation s’avérait fondée, il n’y avait rien d’étonnant à ce que Rosalia ait perdu la guerre contre l’Empire. Kathleen réalisait soudainement qu’elle avait encore énormément de choses à apprendre. Finalement, elle venait peut-être de la trouver cette raison de travailler pour le drapeau de Valendrie. Seule, elle ne pouvait pas faire grand-chose contre l’Empire ou pour aider sa terre natale mais il devait bien y avoir quelque chose qu’elle seule soit en mesure d’accomplir ici. Elle devait trouver une utilité à son bagage académique. Elle sortit de ses pensées lorsqu’elle entendit comme un bourdonnement dans son oreille droite. Le président Phœnix se tenait à côté d’elle et il semblait lui avoir parlé.

« Veuillez m’excuser, je réfléchissais, expliqua-t-elle un peu gênée.

-C’est ce que je vois, ne vous en faîtes pas. J’étais en train de vous dire que tout le monde serait en permission aujourd’hui, je dois m’entretenir avec tous les officiers supérieurs, qui sont vos instructeurs. Seul le régiment de réserve restera à son poste, juste par précautions.

-Ça a l’air important.

-En effet. Nous espérons bientôt faire connaître un revers à l’Empire. »

Il y avait de l’assurance dans le regard du président mais à la gauche de Kathleen, Alexius paraissait tendu. Il était septique. Faire connaître un revers à l’Empire. C’était ambitieux mais était-ce vraiment réalisable ? Si l’Empire avait déjà conquis plus de la moitié du continent, ce n’était pas avec de la chance. Ils étaient numériquement et matériellement supérieurs à n’importe quel pays.

Chapitre 15 - 1° partie

Jasper et Delilah étaient en train de prendre leur petit déjeuner au réfectoire lorsque Kathleen prit place en face d’eux. Après sa discussion avec le président, elle avait continué son footing puis était allée se doucher. Elle était en train de se sécher les cheveux lorsque la permission fut annoncée à travers tous les haut-parleurs de l’académie. Elle observa alternativement les deux jeunes gens en tartinant de la confiture d’abricot sur une tranche de pain grillée. La veille, Delilah ne s’était pas montrée très explicite lorsqu’elle lui avait parlé de Jasper mais Kathleen savait, elle avait été adolescente elle aussi, bien que cette époque lui paraissait désormais lointaine. Quant à lui, il semblait ne se rendre compte de rien. Il fallait dire que Delilah se comportait comme une amie ordinaire et ne montrait aucun signe de son inclination pour lui. Pour lancer la conversation, Delilah demanda ce que chacun avait de prévu pour la journée puisqu’ils n’auraient aucune obligation. Jasper répondit qu’il allait en profiter pour rattraper son retard sur sa thèse, causé par leur précédente mission et les corvées qu’on leur avait assignées. Elle ne montra pas la moindre déception. Kathleen se demanda à voix haute si elle n’allait pas s’entraîner au tir sur cible mobile. Delilah se mit à rire, arguant que tous deux n’avaient pas des idées très reposantes pour un jour de permission. Elle se mit ensuite à croquer dans une tranche de pain tartinée de beurre.

« Ah.

-Qu’y a-t-il, Kathleen ? demanda Jasper, intrigué par ce qui semblait venir de lui sauter à l’esprit.

-L’histoire, ça te connaît, Jasper. Ça tombe bien, j’ai une question. A propos du Cercle de Feu.

-Les montagnes ? Il n’y a pas grand-chose à dire à ce sujet. Elles sont assez raides à l’extérieur mais forment une cuvette au centre.

-Quand j’ai demandé à Alexius si des gens y vivaient, il m’a dit que ce n’étaient que des ruines… ? »

Jasper lui expliqua qu’au cœur du Cercle de Feu se trouvait un pays s’étendant sur une centaine de milliers de kilomètres carré. Gralbard. Mais il avait soudainement été anéanti de très nombreux siècles auparavant. Comme l’avait prétendu Alexius, il n’y avait que des ruines au-delà de ces montagnes. Il ajouta que certains éléments de la technologie valendrienne étaient basés sur celle d’objets récupérés par des équipes envoyées à Gralbard. Très peu de gens pouvaient prétendre avoir vu les ruines de ce pays qui avait formé à son époque un titanesque Etat métropolitain, tout ce qui venait de là-bas était automatiquement classé top-secret et seul le président avait le pouvoir de déclasser les informations. Lorsque Kathleen lui demanda pourquoi ils avaient été anéantis, il secoua la tête pour appuyer son affirmation que personne ne le savait vraiment, qu’il n’y avait que des hypothèses à ce sujet. On parle d’un virus, d’une guerre, d’un accident, d’une malédiction… Les plus fous venaient même jusqu’à parler d’une extermination depuis l’espace mais ceux-là n’étaient bien évidemment pas pris au sérieux. Cependant, une chose était certaine, c’était le fait que quelle que soit l’origine de leur disparition, elle avait été soudaine et brutale. Se léchant les doigts pleins de confiture, Delilah balaya la conversation en arguant que c’était de l’histoire ancienne, que cela n’avait rien à voir avec leur problème actuel, à savoir l’invasion du continent. Kathleen relança toutefois le sujet qui avait piqué sa curiosité en questionnant Jasper à propos de la technologie de Gralbald qui inspirait celle de Valendrie. Encouragé par l’intérêt de sa nouvelle camarade, le jeune homme donna des exemples en matière d’armement, d’énergie et de matériel de protection.

A côté de lui, Delilah observa le fond de son bol vide avec ennui. Elle avait déjà entendu ces choses-là des tas de fois. Elle voulait profiter de cette permission imprévue pour s’amuser. Au lieu de cela, elle restait là à écouter de vieilles histoires sans grand intérêt. Il lui avait pourtant semblé que Kathleen n’aimait pas cela non-plus mais elle apparaissait particulièrement curieuse à ce sujet. A moins que… A moins qu’elle aussi… A moins qu’elle aussi n’ait le béguin pour Jasper ?! Après tout, il n’avait que quelques années de moins qu’elle et il était très mignon. Delilah hésitait. Fallait-il voir Kathleen comme une rivale ? Peut-être qu’elle se trompait après tout. Mais si cela était le cas, elle craignait de n’avoir aucune chance. Après tout, Kathleen était très jolie et, comme Jasper, elle était intelligente. Avec un doctorat en poche, c’était forcément vrai. Plus elle allait dans ses constatations et ses comparaisons, et plus son regard s’assombrissait.

En face d’elle, Kathleen écoutait Jasper et remuant le sucre dans sa tasse de café. Du moins jusqu’à ce qu’elle réalise que Delilah était en train de la fixer avec un degré certain de férocité. Ce fut alors plus fort qu’elle, elle tourna la tête pour pouffer de rire. Jasper s’arrêta soudainement de parler, interpelé par le rire inexpliqué de la jeune femme, il était pourtant en train de parler sérieusement. Delilah, en revanche, se sentit offensée et afficha une expression outrée. Quoi ? Kathleen s’estimait-elle trop bien pour concourir contre elle ?! Lorsque cette dernière cessa de rire et se retourna vers la jeune fille, elle se remit à rire de plus belle, jusqu’à en avoir mal aux côtes.

« Ahem, veuillez m’excuser, articula-t-elle en reprenant son souffle. J’ai euh… repensé à quelque chose tout à coup et… désolée.

-Es-tu certaine d’aller bien ? s’inquiéta-t-il.

-Bien-sûr, bien-sûr ! Bon, Delilah a raison. Nous ne pouvons pas passer notre journée de libre à l’étude ou à l’entraînement. Il doit bien y avoir des choses sympas à faire à Valendrie, non ?

-Je ne sais pas… En général, je travaille sur ma thèse lorsque j’ai du temps libre.

-Moi, je sais ! s’écria Delilah en reprenant son entrain habituel et se levant soudainement de table, la main droite haut levée. Nous pourrions… »

Un homme en uniforme entra en courant dans le réfectoire pour rejoindre un groupe attablé qui se leva instantanément et suivit l’homme en sens inverse.

« Nous pourrions…, hésita-t-elle à la vue d’un autre groupe de personne qui partait hâtivement puis un autre.

-Qu’y a-t-il ? demanda Kathleen qui ne faisait pas attention au remue-ménage derrière elle. Tu allais dire quoi ?

-Nous pourrions découvrir ce qu’il se trame. On dirait qu’il se passe quelque chose d’important. »

Kathleen se retourna enfin et constata que le réfectoire s’était bien vidé entre temps et la plupart des gens qu’il restait posaient leur plateau à la hâte pour rejoindre la foule. Elle se leva elle aussi, suivie de Jasper et Delilah. Ils n’eurent pas à chercher où aller, il leur fallait seulement suivre le mouvement et les murmures. Kathleen n’entendait pas clairement leurs rumeurs mais l’excitation sur leurs visages semblait en dire long.

Chapitre 15 - 2° partie

Dans la salle de conférence, Alexius faisait face aux généraux de Valendrie. Il était dos à un tableau blanc et devant lui se trouvait une longue table autour de laquelle argumentaient ceux qui étaient en train de discuter de l’avenir du pays. Debout contre le mur, les autres officiers, qui occupaient la place d’instructeur à l’académie, discutaient eux aussi entre eux. Percy était de ceux-là.  A la porte, leurs subordonnés faisaient des va-et-vient, certainement pour conter aux curieux qui se pressaient à l’extérieur où en était le débat. Ses yeux azur allaient des uns aux autres, il les écoutait tous mais ne parlait point. Posé devant lui, un objet de forme sphérique trônait sur un socle de mousse compacte. C’était pour cela qu’ils étaient tous réunis ici. Aussi pour cela qu’ils étaient tous en train de parler. Et Alexius ne faisait que les regarder. Il avait beau leur avoir donné son point de vue, les avoir averti des risques qu’ils encourraient, ils étaient quand même décidés. En réalité, leur joute verbale n’était pas à propos de l’objet en lui-même, s’ils allaient l’utiliser ou pas, mais de la façon dont ils allaient le faire. A côté de lui, Theodore Phœnix tentait les rappeler au calme. Il était le seul à prendre les mots du jeune homme au sérieux. Hélas, ils ne comptaient pas le laisser les empêcher de saisir une telle occasion. Agacé, Alexius claqua la langue dans sa bouche. Primitifs. Lorsqu’il tourna les yeux vers le président, celui-ci secoua lentement la tête en signe de négation, il ne serait pas capable de les arrêter. Décrétant que sa présence était désormais inutile, Alexius fit le tour de la table afin de quitter la salle, personne ne remarqua son départ. Devant la porte s’était attroupé un grand nombre de personnes qui lui posèrent un tas de questions qu’il balaya en poussant ceux qui étaient sur son passage. Chacun de ses pas l’éloignait de la salle de conférence dans laquelle ces porte-flingues n’avaient que faire de son expertise. Allant en sens inverse des gens qui se ruaient vers là-bas, il esquivait avec légèreté les obstacles qui se tenaient devant lui.

Au détour d’un couloir, Kathleen dévia sa trajectoire, toujours suivie de Jasper et Delilah qui lui demandaient pourquoi elle n’allait pas dans le bon sens. Sourde à leurs plaintes, elle se dirigea à l’opposé du flot d’élèves curieux et sortit du bâtiment. Là, elle trouva Alexius, serrant les poings de frustration, il avait l’air assez contrarié. Il avait bien semblé à la jeune femme l’avoir vu l’espace d’un instant aller à contresens du flux qui transitait dans les couloirs.

« Que fais-tu là ? lui demanda-t-elle en s’approchant de lui avec précautions pendant que Delilah et Jasper constataient sa présence, comprenant le détour de leur camarade. Je croyais que tu devais être avec le président ce matin.

-J’y étais, répondit-il les dents serrés et ne lui adressant pas le plus aimable des regards. Encore en train de te mêler…

-… des affaires des autres. Je sais. Mais nous avons entendu des rumeurs plutôt surprenantes.

-Valendrie veut finalement affronter l’Empire face-à-face, n’est-ce pas ? interrogea Jasper. Toutefois, la question est de savoir si nous sommes vraiment prêts pour cela…

-Ils ne sont pas du tout prêts et veulent utiliser une technologie qui les dépasse, tonna Alexius. Ils ne valent pas mieux que l’Empire. Je les ai avertis du danger qu’ils encourent mais ils ne m’ont pas écouté. Tout ce qu’ils ont à l’esprit, c’est la puissance de cette machine.

-Quelle machine ? s’immisça Delilah. C’est une arme ?

-Non, c’est  ̶̶̶─ »

Alexius, pris d’une violente douleur dans la poitrine, tomba à genoux, ses avant-bras plaqués sur son torse. Un vif sifflement lui donnait l’impression de scinder son crâne en deux. Tout son corps bouillonnait, une sensation malheureusement familière. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas ressentie cependant. Jasper resta bouche-bée, ne comprenant pas ce qu’il se passait. Delilah s’agrippait à lui, visiblement effrayée. Kathleen s’était agenouillée à côté d’Alexius pour analyser ce qu’il était en train de lui arriver. Ses muscles étaient contractés au possible, ses yeux fixaient obstinément le sol, la sueur perlait sur son front. Ne sachant que faire puisqu’il n’était pas en mesure de répondre lorsqu’elle lui demandait ses symptômes, elle se contenta de poser le bout de son index et de son majeur sur la carotide d’Alexius, sentant son rythme cardiaque lancé dans une course effrénée, dangereuse pour sa santé. Puis aussi soudainement que cela s’était produit, le jeune homme poussa un profond soupir de soulagement et se détendit. Puis il tourna la tête vers Kathleen à côté de lui. Leurs regards se croisèrent un long moment. Jasper les observait, en retrait, et se mit à penser que c’était comme s’ils passaient un accord tacite, comme si Alexius signifiait qu’il ne voulait pas de questions au sujet de ce qu’il venait de se produire et comme si Kathleen concédait à cette requête. Il avait remarqué que le dialogue n’était pas toujours nécessaire entre eux. Alexius était un homme de peu de mots tandis que Kathleen était une femme pleine de compassion et de compréhension. Ce qu’il venait de se passer, il ne le comprenait pas mais il ne chercha pas longtemps à le faire, des gens sortaient du bâtiment derrière eux en s’exclamant que c’était décidé, Valendrie allait attaquer l’Empire, leurs patries d’origine seraient vengées. Jasper ne savait comment accueillir la nouvelle, étant lui-même un citoyen impérial. A côté de lui, Delilah partageait l’allégresse des autres. Il ne pouvait lui en vouloir, cette guerre l’avait privée de son pays.

Alexius se releva. Kathleen lui proposa son aide, il la refusa. Il allait très bien, des problèmes plus importants s’annonçaient de toute façon. Les généraux venaient de débattre au sujet de la prochaine bataille de Valendrie, la plus importante de toute son histoire. Et elle se solderait par un échec… dans le meilleur des cas. Alexius ne pouvait l’accepter. Kathleen lui tapota l’épaule pour le tirer de ses pensées, elle lui tendait un mouchoir.

« Quoi ? maugréa-t-il.

-Tu saignes du nez, déclara-t-elle simplement. Si Delilah voit cela, elle va s’inquiéter.

-Ah… merci. »

Elle lui prit la main et déposa un peu lourdement l’étoffe de tissu dans sa paume. Delilah n’était pas la seule à être inquiète visiblement. Kathleen, les lèvres pincées, lui adressait un regard insistant, comme pour lui signifier qu’elle l’avait à l’œil. Elle le connaissait à peine et il n’était pas particulièrement agréable avec elle. Pourtant, elle ne lui vouait aucune rancune et le traitait en ami. Theodore Phœnix avait dit qu’elle incarnait ce qu’il manquait à leur équipe mais il ne comprenait toujours pas de quoi il parlait. Alexius essuya son sang avec le mouchoir qu’il rangea ensuite dans sa poche puis se mit à lever les yeux vers le ciel sans le moindre nuage. Les généraux avaient tranché. Qu’allait-il arriver à Valendrie désormais ?

Chapitre 16 - 1° partie

Depuis que les généraux avaient officiellement annoncé leur prochaine bataille contre l’Empire dans l’amphithéâtre bondé de l’académie militaire, il régnait dans l’air un enthousiasme certain que ne partageait pas Alexius. Chaque personne qu’il croisait était un mort en sursis si cette bataille avait lieu. Finalement, l’équipe Oméga n’aurait jamais dû déterrer cet objet des ruines de Gralbard. Dans la salle de conférence, il leur avait expliqué comment l’utiliser et quels étaient les dangers s’ils s’en servaient mal. Après son départ, ils avaient tout de même testé les effets de la sphère, il le savait. Ils avaient alors déjà commencé à se montrer déraisonnables. Alexius avait déjà été le témoin de la folie de l’être humain, il savait hélas comment tout était capable de dérailler. Malgré cela, c’était autre chose qui occupait son esprit. Depuis ce jour à l’amphithéâtre, il n’avait fait qu’errer dans les couloirs de l’école, prêt à contrer toute menace tapie dans l’ombre. L’expérience lui avait appris que c’était justement dans ces moments-là qu’il fallait rester sur ses gardes.

A l’extérieur, Kathleen tenait son fusil vers le ciel, la lunette près de son œil. Delilah se tenait à côté d’elle, activant une machine qui lançait les disques de terre cuite dans les airs lorsqu’elle lui en donnait le signal. Kathleen avait un peu de mal, son fusil était lourd, elle n’avait pas voulu le troquer contre un modèle valendrien. Le sien avait bien plus de puissance de tir et elle le connaissait par cœur. La jeune femme n’était d’ailleurs pas la seule à s’entraîner, le stand de tir était très fréquenté en ce moment, tout le monde se préparait pour la bataille à venir. Le beau ciel bleu qu’elle contemplait dans sa lunette ne lui donnait pas l’impression qu’elle se trouverait à nouveau au cœur de la guerre.

Theodore Phœnix se trouvait quant à lui dans son bureau, au troisième étage avec vue sur l’océan. Il affichait une expression inquiète et nerveuse. Valendrie avait été fondée pour mener cette guerre qu’il n’était même pas certain de pouvoir remporter. Comme les généraux, il avait cru en la possibilité de leur victoire. Au début seulement. Jusqu’à ce qu’Alexius exprime lui-même son ressenti. Il le connaissait depuis très longtemps et lorsqu’il l’avait rencontré, il avait déjà été ce garçon résolu et franc qu’il était aujourd’hui. Theodore s’était résigné, il savait qu’il ne pourrait aller contre la décision de son armée toute entière, pas pour l’opinion d’un seul homme qu’ils ne prenaient pas au sérieux en raison de son jeune âge. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était attendre et avoir confiance en ses troupes.

Dans le couloir, Alexius croisa un groupe de personnes réunies autour d’un adolescent qui frimait sur ses capacités en arts martiaux. Contre une arme à feu, cela ne lui serait pas d’une grande utilité. Après avoir passé le groupe, il s’appuya sur le mur à sa droite, tenant le côté de sa tête de sa main gauche. C’était justement le signe qu’il attendait. La douleur cessa alors et il se mit à arpenter les couloirs d’une démarche rapide et assurée.

Kathleen rata le disque que venait de lancer Delilah avec la machine. Quelque chose d’autre avait attiré son regard. Elle apercevait dans sa lunette de visée de fines traînées blanches dans le ciel bleu, serrées les unes aux autres dans une formation curieusement précise.

« Il y a quelque chose dans le ciel. Je ne sais pas ce que c’est.

-Hein ? Prête-moi le fusil, que je puisse regarder moi aussi, lui demanda Delilah avec curiosité.

-Tu crois que ce sont des tests effectués par Valendrie ? »

Kathleen confia son fusil à Delilah qui s’en étonna du poids. Elle avait déjà vu cette arme mais ne l’avait jamais tenue entre ses mains. La jeune fille porta ensuite la lunette à son œil, ajoutant que Valendrie ne travaillait pas avec des armes de destruction massive au-dessus de la terre ferme mais plutôt au milieu de l’océan afin de limiter les risques. Puis lorsqu’elle réalisa ce qu’elle était en train de voir, l’expression de son visage se décomposa.

« Missiles.

-Quoi ?

-Des missiles arrivent sur nous ! s’écria Delilah à l’attention de tous. Que tout le monde se réfugie à l’intérieur !! Il faut faire vite, Kathleen ! »

Delilah rendit le fusil à sa propriétaire puis elles se mirent à courir ensemble vers une des portes de l’académie, tout comme de nombreux élèves et instructeurs. A l’intérieur, Delilah tapa du poing contre un bouton rouge qui déclencha une alarme et un avertissement sur l’arrivée de missiles, rappelant également les instructions à suivre dans ce cas de figure. D’épais rideaux métalliques tombèrent soudainement sur toutes les portes et les fenêtres afin de tout calfeutrer et de protéger les lieux au maximum. Dans les couloirs, tout le monde paniquait et s’écriait que c’était impossible, que Valendrie était équipée d’une mesure anti-missile qui aurait dû s’activer avant même qu’on ne puisse les voir. Puis soudain, l’école toute entière se mit à trembler. Un bruit absolument assourdissant résonna dans chaque recoin du bâtiment fait pour résister à une telle attaque. Toutefois, certains endroits ne résistèrent pas à la puissance de feu des projectiles et furent littéralement soufflés. Kathleen et Delilah se trouvaient dans une aile qui semblait avoir bien tenu au choc. Pour la rosalienne, c’était la première fois qu’elle faisait face à une attaque venue du ciel. Elle tenait fermement son fusil entre ses mains, se sentant vulnérable car il lui était impossible de répliquer contre une telle menace. A côté d’elle, Delilah semblait avoir plus d’aplomb. Elle était soldat depuis longtemps après tout. Et si elle n’avait pas réagi aussi vite, beaucoup auraient péri.

« Je ne comprends pas, souffla-t-elle finalement les larmes aux yeux. Les missiles n’auraient jamais dû nous toucher, nous sommes équipés contre ce type de menace. Pourquoi n’y a-t-il eu aucune activation ?

-Ce n’est pas le moment de se poser des tas de questions auxquelles nous n’aurons pas de réponse tout de suite, lui fit se ressaisir Kathleen qui était plus expérimentée en ce qui concernait les situations stressantes. Chaque équipe doit se rendre à un point de rendez-vous, non ? C’est ce que dit l’avertissement sonore. Quel est le nôtre ?

-Tu parles de notre point de rendez-vous ?

-Oui ! Nous devons rejoindre Jasper, Percy et Alexius. Un peu de nerf, Delilah, reprends le contrôle de la situation.

-Tu as raison. Notre point de rendez-vous, c’est… la bibliothèque. Le secteur D de la bibliothèque.

-Dans ce cas, allons-y. »

Tout s’était passé si vite. Kathleen se frayait un chemin au milieu des gens paniqués qui tentaient de reprendre leur calme. Sa main tenait celle de Delilah afin qu’elles ne se perdent pas au milieu de la foule et de la confusion. Certains couloirs étaient impraticables parce qu’ils s’étaient effondrés ou se trouvaient en prise aux flammes contre lesquelles luttaient des soldats munis d’extincteurs. Kathleen ne s’arrêta pas pour les aider, il fallait rejoindre la bibliothèque. Du moins, si elle était encore debout. Elle espérait que les autres membres de son équipe s’étaient trouvés à l’intérieur du bâtiment et qu’ils allaient bien. Lorsqu’elles passèrent devant l’infirmerie, elles constatèrent qu’il y avait eu de nombreux blessés. Les médecins et infirmiers faisaient tout leur possible pour sauver un maximum de personnes. Soudain, Kathleen se rappela la guerre. Finalement, Valendrie n’était pas partie en guerre, c’était la guerre qui était venu à elle. Delilah la poussa à avancer. Il y avait encore du chemin jusqu’à la bibliothèque.