Marina était assise sur un banc de bois, les jambes pliées vers elle, ses bras soutenant ses genoux dans cette position. Cette journée d’été se terminait en donnant au paysage une magnifique couleur ambrée. Derrière elle, le soleil réchauffait doucement sa nuque que les quelques mèches qui n’étaient pas attachées dans son chignon chatouillaient par l’effet de la petite bise qui soufflait paisiblement dans ses oreilles. Les cigales avaient déjà chanté toute la journée durant et allaient laisser la place au chant berceur des grillons. Devant la jeune femme s’étendait la rue en pente de laquelle elle venait. La maison de ses parents s’y trouvait au sommet. Pendant le reste de l’année scolaire, Marina résidait dans la petite chambre fournie par son université. Elle ne rentrait chez elle que pour les vacances d’été, dans ce petit patelin dont elle détestait tant l’indiscrétion. Ici, pas moyen de passer une journée tranquille sans que les uns viennent se mêler des affaires des autres et que l’histoire soit déballée à l’épicerie du coin. Autrefois, elle n’avait connu que cette vie-là, cela ne l’avait donc pas gênée. Mais à présent, elle se passerait bien de savoir que Mary a rompu avec Dan parce-qu’il l’a trompée avec Susan, que le chien des Jones de la rue voisine fait ses besoins dans le jardin du voisin qui est en froid avec le propriétaire de l’animal pour une histoire de tondeuse toujours pas rendue, et que la vieille dame qui habite à côté du cabinet médical donne les petits chatons de la portée d’une de ses huit bêtes à poils.

Depuis son retour, tout le monde saluait Marina dès qu’ils la croisaient, sa mère téléphonait à toutes ses copines pour dire à quel point elle était contente de retrouver sa fille chérie à la maison et son frère, en plein dans sa période d’adolescent ingrat, lui adressait à peine la parole. Au milieu de ce champ de mines, son seul allié restait son père mais elle ne le voyait pas beaucoup, il cumulait les heures de travail interminables.

De la grande maison rouge située à sa gauche sortit Perry, homme de presque une trentaine d’année que Marina connaissait depuis qu’elle était adolescente, lorsqu’il avait aménagé avec sa femme alors qu’il avait l’âge actuel de Marina et avec lequel elle s’était liée d’amitié. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de venir lui rendre visite, elle remarqua avec surprise qu’il avait commencé à laisser pousser sa barbe blonde. C’était la première fois qu’elle ne le voyait pas impeccablement rasé, elle trouvait que cela lui allait bien. Il vint nonchalamment s’asseoir à côté d’elle sur le banc.

« Tu t’es encore disputée avec ta mère ? lui demanda-t-il. Tu viens à chaque fois bouder sur ce banc.

-Elle dépasse les bornes, bougonnait Marina. Elle se mêle de ma vie privée et s’amuse à jouer les détectives pour savoir ce que je fais ou ce que je ne fais pas quand je suis à l’université. Elle a même fouillé dans mon portable, j’ai dû mettre un code. Et devine quoi, elle l’a trouvé. Donc, elle a refouiné.

-Tu passes seulement deux mois ici. Dis-toi que tout ce qu’elle ne peut pas faire pendant les dix mois restants, elle le compense dès que tu reviens. Pourquoi ne lui fournirais-tu pas les informations les moins… sensibles ?

-Parce-que quand on lui donne la main, elle prend le bras entier… Ah, j’ai appris pour ton divorce au fait. Je suis navrée pour toi.

-Tu ne devrais pas. J’ai l’impression de revivre depuis que mon ex-femme est partie. »

Marina exprima une moue dubitative. Il avait l’air d’un homme négligé plutôt que libéré mais s’il était content de cette façon, elle n’allait pas le contredire. En le fixant du regard, elle se remémora ses souvenirs d’adolescente. Lorsqu’elle était encore au collège, elle avait eu un énorme béguin pour Perry et s’amusait quotidiennement à s’imaginer sortir avec lui alors qu’elle n’était qu’une gamine et lui un adulte marié. Aujourd’hui, elle trouvait cette désillusion passée complètement risible mais au fond, elle semblait être restée la même parce-que de le voir comme ça, et de le savoir célibataire de surcroît, ses émois de jeune fille ressurgissaient. Pour chasser cette idée, elle tourna la tête de l’autre côté.

Lui, qui avait fixé son attention sur la file de voitures garées le long de la pente pour essayer de deviner à qui appartenait cette classieuse nouvelle voiture japonaise, se tourna vers elle en remarquant son mouvement soudain. Il se souvenait du jour de son aménagement dans cette maison. Elle n’avait été qu’une adolescente de douze ou treize ans à l’époque. Elle tenait son petit frère par la main et ils regardaient les déménageurs décharger meubles et cartons. Au bout d’un moment, sa femme était venue leur offrir des biscuits. Ils s’étaient mariés au début de la même année, tout allait encore pour le meilleur à cette période. Et souvent, il voyait l’adolescente de la fenêtre de son salon, assise là sur ce banc le soir, la mine contrariée. C’était son coin préféré pour bouder. De temps en temps, il était sorti pour discuter avec elle et essayer de l’aider dans ses problèmes. Par rapport à lui qui avait des soucis d’adultes, les siens lui avaient paru terriblement futiles. Mais ces soirées sur ce banc lui avaient permis de prendre une bonne bouffée d’air frais, d’oublier un peu sa vie conjugale qui était peu à peu devenue pesante. Et aujourd’hui, ce n’était plus une adolescente mais une jeune femme qui se tenait assise à côté de lui. Il ne le réalisait que maintenant, en cet instant. Le soleil couchant donnait un éclat doré aux mèches de cheveux châtains qui parsemaient sa nuque. Son corps filiforme s’était doté d’une voluptuosité indéniable. Sa garde-robe avait également évolué. Il trouvait que cette robe bleu marine lui seyait à merveille.

Rompant le silence qui s’était installé entre eux, une voiture ralentit son allure en passant devant eux. Le conducteur n’était autre que monsieur Jones de la rue voisine, le propriétaire indélicat du chien qui faisait ses besoins dans le jardin du voisin. Perry le salua de la main, Marina lui adressa un sourire forcé tandis qu’il leur annonçait qu’il organisait un barbecue autour de sa piscine et que tout le pâté de maison était invité. Après qu’il ait continué sa route, Perry se leva du banc et invita la jeune femme à en faire de même en lui tendant la main. Lorsqu’elle posa sa main dans la sienne et un pied sur le pavé rouge au sol, il l’attira vers lui pour l’aider à se lever mais elle trébucha et heurta son torse. Les joues rougissantes, elle allait reculer lorsqu’il la ceintura de ses bras pour l’empêcher de s’échapper. Marina protesta en plaquant ses mains sur son torse pour s’éloigner de lui. Même ses oreilles avaient viré à l’écarlate. Cela l’amusa d’autant plus, au point qu’il se mit à rire sans toutefois la lâcher. La taquiner avait toujours été une des distractions favorites de Perry. Il ne la voyait plus que deux mois par an donc autant en profiter tant qu’elle était là. D’autant plus qu’il s’agissait de ses dernières vacances d’été avant l’obtention de son diplôme universitaire.

« Perry, lâche-moi s’il-te-plaît, souffla-t-elle d’une petite voix. Si quelqu’un nous voyait…

-Que verrait-il ? Faisons-nous quelque chose de répréhensible ?

-Ça jaserait… je suppose. »

Puisque c’était le souhait de Marina, il la lâcha, levant haut les mains pour montrer ses intentions pacifiques. Elle, était rouge comme une pivoine et évitait soigneusement de croiser son regard. Elle sentait la chaleur sur ses joues et ses oreilles. Peut-être était-elle sur le point de se réveiller, dans la peau de l’adolescente pubère qu’elle avait été, soupirant à quel point ce rêve bien trop court avait été merveilleux. Mais si ce n’était pas le cas et qu’elle était bien dans la réalité, ce dont elle ne doutait pratiquement pas, elle avait encore deux mois pour rendre cet été inoubliable et même plus encore. Elle était désormais assez âgée pour prétendre pouvoir séduire cet homme qui se tenait espièglement devant elle et il n’avait plus d’épouse pour qu’elle se dise que ce n’était pas bien d’avoir ce genre de pensées. Du haut de la pente qui les surplombait, la mère de la jeune fille s’écria à son attention qu’ils en étaient au dessert et qu’elle ferait bien de se dépêcher avant que son père ne mange tout le gâteau. Marina lui cria qu’elle allait venir, comme si la dispute était oubliée. Elle se tourna ensuite vers Perry pour lui faire un signe d’au revoir de la main, qu’il retourna par un charmant clin d’œil qui lui donna l’impression de chavirer. Enfin, elle passa par-dessus la chaîne qui délimitait le trottoir et entama son ascension vers la maison de ses parents. Cet été n’allait finalement pas être aussi nul qu’elle l’avait imaginé.